Intuitif | Gérald Brunon

« Qui crée l’autre ? »
« Ai-je besoin que les gens ne vont pas bien pour faire tourner mon activité ? »

Ce sont des questions dérangeantes, mais essentielles. Des questions que je ne peux pas ne pas me poser, en tant que praticien de l’accompagnement, de l’hypnose, du coaching. Car si mon activité repose sur la souffrance humaine, alors quelque part, mon intérêt n’est-il pas que cette souffrance continue d’exister ?

Ces pensées ne sont pas confortables. Elles grattent là où ça fait mal. Et c’est justement pour ça qu’elles méritent qu’on les accueille, qu’on les explore sans fard. Sans chercher à les lisser. Sans chercher à les fuir.

Hypnose, aide, et paradoxe

Quand une personne pousse la porte de mon cabinet, elle vient avec une plainte, un problème, une douleur. C’est ce qui justifie l’échange, la rencontre, le travail. Si elle allait déjà parfaitement bien, il n’y aurait pas de demande. Donc pas d’accompagnement. Donc pas d’activité.

Et là, une première tension apparaît :
Ma survie professionnelle dépend-elle de la souffrance de l’autre ?

Dit autrement : ai-je besoin qu’il y ait des gens qui ne vont pas bien pour continuer à exister professionnellement ? Ce renversement du regard me met face à une réalité crue : si je ne suis là que pour « réparer », alors j’ai tout intérêt à ce que des choses continuent de se casser. Pas consciemment, bien sûr. Mais structurellement. C’est un système.

Le modèle chinois de la santé : un renversement du paradigme

Il existe une anecdote (ou réalité, selon les sources) souvent évoquée à ce propos : dans certaines régions de Chine ancienne, ou dans une tradition japonaise équivalente, on ne payait pas le médecin lorsqu’on était malade. On le payait tant qu’on allait bien. Le médecin était donc incité à maintenir la santé. Si la maladie survenait, c’est qu’il avait failli à sa tâche.

Ce modèle renverse le paradigme :

  • Dans notre société, on rémunère l’intervention une fois le mal installé ;
  • Dans cet autre modèle, on rémunère la prévention, la continuité du bien-être.

Et si l’hypnose, le coaching, l’accompagnement psychique et émotionnel pouvaient s’inspirer de cette logique ?
Et si mon rôle n’était pas seulement d’être là quand ça va mal, mais aussi tant que ça va bien, pour aider à entretenir l’équilibre ?

Est-ce que je veux vraiment que mes clients aillent bien ?

Question brutale. Mais fondamentale.
Est-ce que je veux profondément que la personne qui vient me voir s’autonomise ? Qu’elle n’ait plus besoin de moi ? Ou est-ce que, quelque part, une partie de moi se rassure à l’idée qu’elle pourrait revenir ? Que l’alliance continue ? Que le lien perdure, quitte à ce que le symptôme reste un peu actif, un peu douloureux ?

C’est là qu’intervient une responsabilité éthique :

  • Est-ce que je crée un espace d’autonomie, ou une forme de dépendance ?
  • Est-ce que j’invite à la liberté, ou est-ce que je capitalise inconsciemment sur l’ombre ?

C’est vertigineux. Mais nécessaire.

Créer des « clients » ou révéler des êtres ?

Il existe une différence énorme entre « aider quelqu’un » et « voir quelqu’un retrouver sa puissance ».
Aider peut flatter l’ego : je suis utile, important, nécessaire.
Mais révéler l’autonomie, c’est un acte radical : je deviens inutile.

Et si, au lieu de chercher à “guérir les gens”, je les accompagnais à devenir ceux qui n’ont plus besoin de moi ? Si j’acceptais d’être transitoire ? D’être un passage, un tremplin, une phase.

Cela suppose d’accepter de ne pas être indispensable.
De ne pas faire du malheur un capital.
De ne pas m’identifier à mon rôle de « sauveur ».

Une économie de la souffrance ?

Soyons lucides : beaucoup de secteurs tournent autour de la souffrance humaine. Psychologie, médecine, développement personnel, mais aussi sécurité, justice, consommation, publicité… Une partie non négligeable de l’économie repose sur le fait que les gens ne vont pas bien. Qu’ils ont peur. Qu’ils doutent. Qu’ils se sentent insuffisants, incomplets, brisés.

Est-ce que je contribue à ça ? Ou est-ce que je m’en émanciperais, un pas après l’autre ?

Je ne peux peut-être pas changer tout le système. Mais je peux m’observer moi, dans mes intentions, mes pratiques, mes automatismes. Est-ce que je laisse à l’autre l’espace pour se relever hors de moi ? Est-ce que je célèbre son départ, ou est-ce que je le redoute ? Est-ce que je deviens complice de sa dépendance, ou témoin de sa liberté ?

Vers une posture plus juste : l’art du “plus rien à faire”

Il y a un moment, dans certaines séances, où « il n’y a plus rien à faire ».
La personne a reconnecté. Elle sait. Elle sent. Elle peut.

À ce moment-là, je peux me retirer. Ou continuer à exister à côté, sans m’imposer.
Je ne suis plus le “praticien indispensable”. Je suis peut-être devenu un compagnon de conscience, un présence vigilante, un ami du processus.

Et ça change tout.


En guise de conclusion (provisoire)

Je n’ai pas de réponse figée à toutes ces questions.
Mais j’ai envie de continuer à me les poser.
Parce qu’elles me maintiennent vivant, honnête, ancré.

Je ne veux pas que mon métier repose sur le malheur.
Je veux qu’il accompagne la beauté du retour à soi.
Et si cela implique, un jour, de « perdre » des clients parce qu’ils vont trop bien pour revenir… alors ce sera la plus belle des réussites.